Une des plus remarquables singularités de la ville de Metz, sont les juifs, qui y sont en grand nombre, y ont une synagogue et le libre exercice de leur religion. Il est vrai qu’ils sont resserrés dans une seule rue; mais ils s'y sont tellement multipliés, qu’ils ont élevé leurs maisons à une telle hauteur, et se sont logés si à l’étroit, qu’ils renferment dans cette rue la valeur d’une bonne bourgade. Autrefois on les avait obligé de porter un chapeau jaune ; aujourd’hui on ne les distingue des autres bourgeois de Metz, que par ce qui distingue les juifs dans tous les pays du monde : leur couleur pâle, leur malpropreté, leur barbe, leur puanteur. A Metz, ils portent ordinairement un manteau brun.
Autrefois il y avait des juifs à Metz, comme dans la plupart des villes du royaume. Ce n’est proprement que depuis les croisades, qu’on les a chassés de toutes les villes du royaume de France.
En 629, ou 630, dans un concile tenu à Reims, auquel Saint Arnould, évêque de Metz, assista, il est beaucoup fait mention des juifs, qui étaient alors en grand nombre non seulement à Metz, mais aussi dans toute la France.
En 888, dans un concile tenu à Metz, Guntbert, princier de l’église de cette ville, présenta une plainte par écrit aux évêques assemblés, contre les juifs qui demeuraient à Metz. Il fut défendu aux chrétiens de manger avec eux, et de recevoir d’eux aucune nourriture.
En 945, dans une charte d’Adalberon, évêque de Metz, qui rétablit l’abbaye de Sainte Glossinde, on remarque dans le dénombrement des biens de cette abbaye, une vigne que tenait David le Juif, soit qu’il en fut le possesseur ou qu’il en fut simplement le vigneron.
Le même prélat avait une compassion et une bienveillance particulière pour les juifs, qui étaient alors nombreux à Metz ; ce qui faisait même murmurer contre lui les malveillants et les envieux ; mais il souffrit tout cela avec une patience admirable ; les juifs au contraire lui étaient très attachés et très reconnaissants de la bonté qu’il leur témoignait.
Philippe de Vigneule dans sa chronique, fol. 265, verso, dans le dénombrement des tonneaux, telonium, ou péages de la ville de Metz, en 1237, dit que chacun juif qui entre dans Metz doit trente deniers.
On remarque aussi qu’en 1320, on accusa les lépreux, qui étaient alors en grand nombre dans le royaume, d’avoir voulu empoisonner les puits ; le complot fut découvert, et on fit brûler les lépreux. C’est ce que marque la chronique de Metz, sous l’an 1320. Adonc furent ars les Musels, ou les lépreux. On crut que les juifs avaient eu part à cette abominable résolution, on en brûla plusieurs, on confisqua leurs biens, et le roi Philippe-le-Long, les chassa du royaume. En 1321, il en fit brûler plusieurs à l’occasion de l’empoisonnement des puits et des fontaines, dont on les accusa de même que les lépreux.
La ville de Metz n’était pas alors sous la domination de la France, mais il y a lieu de croire qu’on n’y fut pas fâché de se défaire de cette odieuse nation et de se saisir de leurs biens.
En 1365, le tonnerre étant tombé le dix-sept juillet sur la rue où demeuraient les juifs à Metz, et ayant mis le feu, vingt-deux maisons furent consumées. Les bourgeois s’étant imaginé que c’était un châtiment de la main de Dieu, chassèrent les juifs de la ville ; mais ils leur permirent d’y revenir bientôt après.
Toutefois il est certain qu’au quinzième siècle il n’y avait point de juifs établis dans Metz ; car on voit dans les registres de la ville qu’ils n’y entraient que par la porte Serpenoise, qu’ils payaient un denier par tête au profit de la ville, comme il se pratique encore aujourd’hui à Strasbourg et en d’autres villes d’Allemagne.
Mais on trouve dans les registres de l’hôtel de ville, du deux juillet 1562, une injonction du maître échevin de Metz, au juif Mardochée, à son serviteur, et à un autre juif nommé Isaac, de sortir de la ville dans la saint Jean lors prochaine.
Sur cette injonction ils présentèrent requête au maréchal de la Vieille-Ville, alors gouverneur de Metz, par laquelle attendu l’utilité qu’ils apportaient à la ville et au pays, ils demandaient qu’ils leur fût permis d’y demeurer pour exercer leur trafic de prêt, aux offres qu’ils faisaient de payer deux cents écus d’abord, et deux cents francs messins chaque année au profit des pauvres. Cette requête fut communiquée au commandant, au maître échevin et aux treize.
Il fut permis aux familles de Mardochée, Isaac, Michel et Gerson, de demeurer et trafiquer à Metz, à certaines conditions qui furent entr’autres : de ne pouvoir être en plus grand nombre que quatre familles ; qu’ils payeront les deux cents écus par eux offerts et les deux cents francs messins par chacun an ; et qu’ils ne pourraient loger dans les grandes rues, ni prêter à plus haut prix, que d’un denier par semaine ; de ne recevoir des soldats pour gage, aucune arme, sans le congé de leurs capitaines ; de ne vendre ces gages qu’après quinze mois écoulés ; d’assister eux et leurs familles une fois chaque mois, aux prédications qui se font dans les églises de la ville, sous peine de quarante sols d’amende au profit des pauvres ; de ne rien attenter contre le service du roi, ni de la ville, sous peine de confiscation de leur corps et biens. Fait à Metz le six août 1567.
Ayant de nouveau été inquiétés en 1603, ils s’adressèrent à M. le duc d’Epernon, pour lors gouverneur de Metz, qui ordonna le deux janvier 1605, que les huit ménages accordés par le roi Henri III, avec leurs descendants au nombre de cent ving personnes, faisant vingt-quatre ménages, y continueraient leur résidence. On défendit d’y en joindre d’autres, si ce n’est par mariage, et de s’approprier aucun immeuble. On leur permit de trafiquer à honnête intérêt, et que pour le paiement de leur créances, ils seront maintenus à leur rang, au cours de la justice, en payant les droits accoutumés à l’hôpital ; et on mit leurs personnes et leurs biens sous la protection du roi.
Cette ordonnance fut confirmée par le roi Henri IV, étant dans sa ville de Metz, le vingt-quatre mars de la même année.
Sur de nouvelles plaintes, que firent peu de temps après les bourgeois de Metz au commandant, contre les juifs, il y eut un nouveau règlement le 7 avril 1604, par lequel on fixa leurs intérêts à seize pour cent, la collocation pour leur créance, sur les biens de leurs débiteurs ; on leur défendit d’accepter pour gages aucune chose dérobée, à peine de perdre les deniers prêtés. Ce règlement fut confirmé par lettres patentes de Henri IV, le huit octobre 1603.
Le dix-sept janvier 1614, il y eut une ordonnance de M. le duc d’Epernon, qui confirme leur établissement pour cinquante six ménages.
Les plaintes que firent les orfèvres de la ville l’année suivante, donnèrent lieu à une ordonnance du maître échevin, par laquelle il leur défendit de faire aucun commerce de billons ; argenteries, ou autres besognes d’or ou d’argent, et leur ordonna de vendre en public, à l’encan toutes les matières, ou les porter à la monnaie, ou aux orfèvres, pour en recevoir le juste prix, sous peine de confiscation.
Environ ce temps là, et au commencement du règne du roi Louis XIII, M. Charpentier, président pour le roi dans la ville de Metz, dressa un mémoire pour demander au nom des juifs de ladite ville, qu’on leur fit bâtir aux dépens de sa majesté, vingt-quatre petits logements dans le retranchement, afin de s’y pouvoir loger, en payant par an le loyer de mille écus pour lesdites maisons : attendu que la bourgeoisie de Metz, sachant la nécessité où ils sont de se loger dans des maisons empruntées, leur font payer des loyers exorbitants.
On leur assigna donc vers ce temps-là le quartier de Saint Ferroy, sur le bord de la Moselle, en considération du secours qu’ils donnaient aux soldats, des ameublements qu’ils fournissaient aux officiers. Là non seulement ils eurent des maisons, mais même il leur fut permis de les acquérir, sans pouvoir s’étendre au-delà des huit premières familles : alors il en était provenu soixante et seize.
En 1624 ils obtinrent de M. le duc de la Valette, alors gouverneur de Metz, la confirmation de leur établissement.
Toutes ces différentes confirmations furent suivies de celle que leur accorda Louis XIII par ses lettres patentes de l’année 1652, à la charge par eux d’observer les anciens règlements faits à leur sujet.
Après l’établissement du parlement, ils lui présentèrent une requête le 23 octobre 1634 pour l’entérinement de ces lettres patentes.
Les corps des marchands orfèvres, merciers, drapiers et autres bourgeois, se joignirent à M. de Madaure, suffragant de l’évêché de Metz, tant en son nom, que de tout le clergé, pour en empêcher l’entérinement. Mais par arrêt du 3 mai 1635 il fut ordonné qu’ils jouiraient du contenu de ces lettres patentes, et à la charge d’observer les règlements qui sont renouvelés par cet arrêt, qui leur permet de trafiquer en toutes sortes de vieilles marchandises ; à condition de payer les charges accoutumées, et de plus, cent cinquante livres par an, pour le pain des pauvres prisonniers ; et faisant droit sur la requête de M. de Madaure, leur défend d’aller par la ville, les jours de dimanches et de fêtes solennelles, leur enjoint de demeurer dans leur quartier sans pouvoir travailler en public.
Le 25 septembre 1657 étant au nombre de quatre-vingt-seize familles, issues des premières, ils obtinrent de Sa Majesté Louis XIV assez longtemps après son avènement à la couronne, des lettres de confirmation de leurs privilèges, et de toutes les permissions qui leur avaient été accordées ; à charge à l’avenir de ne pouvoir choisir un rabbi, ni appeler des juifs du dehors du royaume, sans au préalable obtenir la permission de Sa Majesté. Par ces lettres ils leur fut permis de vendre et acheter toutes sortes de marchandises, en payant le droit de ville, même de vendre de la viande.
Il y eut encore opposition à l’enregistrement de ces lettres de la part des marchands merciers, bouchers et députés des paroisses : ils en furent déboutés. Néanmoins il fut fait défense aux juifs de tuer d’autres bestiaux que ceux qui leur sont nécessaires, et il leur fut permis d’exposer en vente seulement les quartiers de derrière, dont l’usage leur est interdit par leur tradition, à cause du nerf que l’ange toucha à Jacob au retour de la Mésopotamie ; de plus, on leur permit d’exposer en vente des viandes impures, dont ils ne mangent point, comme du porc. On leur interdit le commerce des marchandises neuves, et étoffes fabriquées dans la ville de Metz et pays messin ; On leur permit toutes les autres, à la charge d’en trafiquer comme marchands forains, en payant les droits de la maltôte. On leur défend de faire des amas de blé et de vin, et on les assujettit à la visite des marchands.
En 1670 un enfant chrétien étant trouvé mort dans un bois du côté de Boulay, un juif nommé Raphaël, du village de Chlincourt, fut accusé de l’avoir soustrait et tué, et d’avoir ouvert ses entrailles pour le faire servir aux superstitions des juifs. La jalousie des chrétiens se réveilla, et l’on voulut faire retomber sur tous les juifs qui sont à Metz, le crime du particulier. Celui-ci fut condamné par arrêt du 16 janvier à être brûlé vif, et ordonné qu’il serait informé des autres crimes, profanations et usures, dont on accusait les juifs. Après les informations, il y eut un autre arrêt qui condamna Mayeur Schaulte et Abraham Spiré, à des restitutions pour usures. Cet arrêt fut suivi d’un règlement du 6 septembre 1670 qui leur enjoint de faire la vente des gages en public, et d’écrire leurs billets et quittances en français.
En 1674 ils remirent un état de leur nombre, qui montait à cent dix-neuf familles, faisant six cent soixante-cinq personnes.
En 1686 intervint arrêt du parlement, pour l’observation du dimanche et des fêtes, dans tout le ressort dudit parlement.
Il y eut en 1695 procès entre les marchands merciers de Metz et les juifs, sur lequel intervint arrêt le 16 juillet, qui permit aux juifs de faire dans leurs maisons commerce de toutes marchandises neuves et étrangères, en payant les droits. Les merciers se pourvurent contre cet arrêt au conseil, en cassation ; ils en furent déboutés.
Par tout ce récit, on voit jusqu’à quel point ces quatre premières familles se sont augmentées. En 1698 ils étaient deux cent soixante-quatre ménages, faisant neuf cent cinquante personnes, qu’ils disaient être sortis des quatre premières ; ajoutez trente-deux familles étrangères réfugiées à Metz, après les ravages du Palatinat ; ce qui fait en tout le nombre de douze cents.
La multiplication a été encore plus sensible depuis la guerre de 1670. Le ministre de la guerre ayant reconnu l’importance qu’il y avait d’avoir de ces sortes de gens dans Metz, pour la fourniture des équipages et pour la remonte de la cavalerie, envoya un procureur-général faire défense aux juifs de marier leurs filles hors du royaume.
En l’an 1698 la récolte modique faisant appréhender une disette, les juifs de Metz firent venir de Francfort six à sept mille sacs de froment à leur compte, ce qui a empêché l’extrême disette dans le pays. Il est vrai qu’ils y ont perdu, peut-être, plus de trente mille livres. Mais cela fait voir quelles sont leurs liaisons, leurs intelligences, leur industrie et l’utilité qu’on en peut tirer dans l’occasion ; et l’empressement qu’ils ont de se rendre utiles, même à perte, dans les nécessités publiques.
On ne leur permet pas, non plus qu’aux juifs de la campagne, de posséder aucun immeuble, si ce n’est leurs maisons, qui sont, comme nous l’avons dit, resserrées dans le quartier qui leur est assigné. Ces maisons sont tellement remplies qu’il y a dans chacune jusqu’à douze ou quinze familles ; ce qui joint à leur malpropreté, pourrait quelque jour causer dans la ville des maladies contagieuses, et obliger les magistrats à leur donner un terrain plus vaste.
Ils sont très odieux dans le pays par les usures qu’ils exercent envers les gens de la campagne, qu’ils ne pressent pas de payer pour accumuler intérêts sur intérêts, et les réduire enfin à vendre leur fonds et à les ruiner entièrement.
La facilité qu’ils ont de voyager sans qu’il leur en coûte rien, parce qu’ils exercent entre eux l’hospitalité gratuitement, fait qu’ils peuvent donner leurs marchandises à meilleur prix que les autres marchands, et y gagner plus que d’autres.
Ils sont soumis à l’autorité du magistrat de police, dans ce qui regarde le gouvernement extérieur ; mais dans les affaires qui naissent entre eux, ils n’ont point d’autres juges que leurs rabbis, qu’ils font venir ordinairement de loin, afin que n’ayant point de parents, ils ne favorisent personne, au désavantage d’un autre. Dans les affaires qu’ils ont avec les chrétiens, ils sont traduits devant les tribunaux ordinaires, et quand ils sont obligés de faire serment, ils le font sur le texte de la loi que le rabbi y apporte. Leur langage entre eux est un mauvais allemand, auquel ils mêlent quelques mots hébreux. Leur écriture de même est un allemand corrompu mêlé de termes hébreux, ce qui fait qu’on ne peut que très difficilement découvrir le secret de leur commerce.
Leur synagogue n’a rien d’extraordinaire ni pour sa grandeur, ni pour sa beauté, ni pour sa propreté ; les femmes y sont séparées des hommes, et sont placées sur des tribunes, où elles ne sont point vues, mais d’où elles peuvent voir ce qui se dit et ce qui se passe dans la synagogue. On y lit le texte de la loi écrit sur de grands rouleaux de parchemin, écrits d’un seul côté à l’antique. Ils ont une manière de chanter en lisant, et l’honneur de lire le texte sacré s’achète à qui plus. Le rabbi explique ce qui a été lu. Ils font des prières pour les princes, pour les magistrats (1). On dit qu’ils maudissent les gentils Goim, et on croit que sous ce nom ils entendent les chrétiens.
Ils sont grands observateurs de certains préceptes extérieurs de la loi de Moyse, par exemple du repos du sabbat et de l’abstinence de certaines viandes ; mais ils sont aussi peu fidèles à l’égard des préceptes essentiels, qu’ils l’étaient du temps de notre seigneur Jésus-Christ. Aussi sont-ils décriés partout pour leur usure, pour leur infidélité dans le commerce. Ils désignent ordinairement les chrétiens sous le nom d’Edomiens, ou d’Iduméens.
Notice de la Lorraine, de Bar et du Luxembourg, tome II, par Dom Calmet, 2e édition, Lunéville 1840
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(1) Ce paragraphe sera presque entièrement repris par Mathias Robert de Hesseln dans son dictionnaire universel de la France